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La justice doit ressembler au pays (d’outre-mer) dans lequel elle est rendue !

     

Ludovic Friat
Président de l'Union syndicale des magistrats (USM)



La justice doit ressembler au pays (d’outre-mer) dans lequel elle est rendue !

Il y a encore trop peu des magistrats ultramarins dans les juridictions françaises, déplore Ludovic Friat, président de l’Union syndicale des magistrats (USM). Pourtant, ce déficit n’est pas inéluctable, des solutions existent. Explications. 

Depuis 1958 il n’y a, en France, qu’une seule magistrature et les futurs magistrats, nommés auditeurs de justice, sont formés à l’École Nationale de la Magistrature (ENM) de Bordeaux, laquelle dispose d’une antenne à Paris.

Rappelons que notre pays a, par le passé, connu deux magistratures : une magistrature métropolitaine, « classique », et une magistrature « coloniale » pour partie formée à l’École Nationale de la France d’Outre-mer (ENFOM) à Paris, laquelle formait également les administrateurs coloniaux.

Si j’étais « disruptif » ou taquin, je dirais que l’ENFOM correspondait en partie à ce que certains voudraient que l’ENM « rénovée » devienne. Une école où les futurs magistrats ne vivent pas dans un « entre-soi », réel ou fantasmé, et sont particulièrement au fait des problématiques administratives des représentants de l’État puisque fréquentant les mêmes bancs. Une sorte de « continuum » administration-justice.

Quelle est la place des ultramarins dans la magistrature ?

Ces temps sont heureusement révolus, le corps a été unifié. Mais cette École de la France d’Outre-Mer avait l’intérêt, outre de préparer des cadres administratifs ou judiciaires à l’exercice de fonctions dans un environnement culturel bien différent du leur, de permettre à des Français de l’empire d’intégrer la haute administration à une époque où un grand nombre d’entre eux n’étaient que de « simples sujets », soumis à la corvée à titre d’imposition.

Félix Éboué ou Abdou Diouf sont des parfaits exemples de cette méritocratie républicaine, mais il s’agissait d’administrateurs et non pas de magistrats. Les magistrats coloniaux, issus des outremers et ayant laissé une trace mémorielle, sont rares.

Aujourd’hui la question a pris une autre forme : s’il n’y a plus de magistrature d’outre-mer, même si comme dans d’autres administrations ceux qui « tournent » outre-mer sont parfois les mêmes, quelle est la place des Ultramarins dans la magistrature en 2023 ?

Je n’ai pas la réponse pour la Guyane et les Antilles, pas plus que pour La Réunion et Mayotte, que je connais trop peu et trop indirectement. Je rappellerai simplement que le terme « hexagone » utilisé aux Antilles pour désigner la France métropolitaine n’est pas celui usité dans le Pacifique. Mais il fallait bien que le législateur en choisisse un. Ainsi, dans la loi de programmation militaire 2023, le terme métropole a été remplacé par celui d’hexagone.

Justice de « Zoreil » ou de « Popa’a »

Dans le Pacifique, en Nouvelle-Calédonie  et à Wallis-et-Futuna comme en Polynésie Française, où j’ai longuement exercé et où je me suis encore déplacé récemment comme président de l’Union Syndicale des Magistrats (USM), la place des collègues ultramarins est des plus restreinte, voire inexistante. Pourtant, après 170 ans de présence française, la justice devrait davantage ressembler au « pays d’outre-mer » dans lequel elle s’exerce pour éviter d’être perçue, ou du moins critiquée parfois à tort et parfois à raison, comme une justice de « Zoreil » (métropolitain) ou de « popa’a » (blanc). Bref une justice de « métropolitains », ou devrais-je dire « d’hexagonaux », déconnectée des réalités culturelles et sociales d’une bonne partie de la population.

Au pénal, en Nouvelle-Calédonie, la question a été partiellement résolue par les accords de Matignon de 1988 qui ont introduit, en correctionnelle, la présence systématique d’assesseurs citoyens, nommés pour deux ans, et qui viennent compléter le tribunal répressif. Au civil, depuis le début des années 1980, pour les matières relevant du droit coutumier qui est le droit commun des citoyens de statut civil coutumier kanak, le juge doit s’assurer de la présence d’assesseurs coutumiers des aires culturelles concernées chargés de le guider dans les méandres d’une coutume essentiellement verbale. C’est désormais une justice de jurisprudence, de « précédents » à l’anglo-saxonne, qui vient pallier la difficulté de l’oralité de la règle coutumière.

Cependant alors qu’en 1992 il y avait, au TPI de Nouméa, un magistrat kanak et un magistrat wallisien, il n’y en a plus en 2023. Au TPI de Papeete, il y a un magistrat polynésien. Je les ai tous connus ou rencontrés.

Des passeurs de justice

Merci à eux ! Merci d’avoir ainsi ouvert la voie et apporté à leurs pairs métropolitains leurs regards d’insulaires. Merci d’avoir pu traduire des postures, d’avoir dédramatisé des paroles, d’avoir dissipé des incompréhensions mutuelles. Merci d’avoir été ou d’être des « passeurs de culture et de justice ». Merci d’avoir donné un peu de fierté aux gens des îles. Pour qu’une décision de justice soit acceptée, elle se doit d’être comprise, à l’issue d’un débat où chacun aura eu le sentiment d’être écouté et respecté pour ce qu’il est.

L’absence ou la rareté de juges ultramarins originaires du pacifique signe l’échec collectif de notre institution à intéresser et intégrer suffisamment nos concitoyens à notre système judiciaire.

Cet échec n’exprime pas un désaveu de l’institution judiciaire. Celle-ci demeure un formidable outil humain résolvant les conflits et assurant le « vivre ensemble ». Avec d’ailleurs souvent les mêmes difficultés et limites qu’en métropole, principalement liées aux moyens sous-dimensionnés. Au demeurant, nombre de Calédoniens et de Polynésiens, de toutes ethnies, concourent à l’œuvre de justice en tant que greffiers, fonctionnaires, interprètes, citoyens-défenseurs ou avocats et, plus récemment, juristes assistants ou chargés de mission.

Ce qui effraie les gens du Pacifique, c’est peut-être le fait de se dire que la magistrature c’est « trop dur », « trop compliqué », « pas pour nous » … d’autant que les modèles de rattachement se font rares ou inexistants. Cependant, depuis plusieurs années, les chefs de cour et de juridiction se déplacent dans les lycées, les universités pour susciter des vocations. Les classes prépa-talents ont été mises en place. Le vivier existe certainement. Il est là.

Le déficit de magistrats ultramarins n’est pas inéluctable

La réforme de la loi organique de 1958 sur le statut de la magistrature, en cours de discussion à l’assemblée, présente des opportunités pour nos compatriotes ultramarins puisqu’elle facilitera le recrutement, en seconde partie de carrière, de professionnels du droit ayant quelques années d’expérience et recrutés comme « magistrats stagiaires » sur la base d’un concours professionnel. La facilitation du recrutement de magistrats à titre temporaire (MTT) peut également constituer, dans le pacifique, un bon moyen d’attirer les candidats, de les inciter à franchir le pas en douceur, en prenant son temps, « en s’essayant » à cette fonction.

Mais tant les étudiants, futurs auditeurs de justice, que les professionnels en reconversion, futurs magistrats stagiaires, hésiteront à embrasser une profession qui les obligera à s’éloigner de chez eux pendant le temps de formation nécessairement long (de 18 à 31 mois en l’état du texte voté par le Sénat), puis pendant une partie indéterminée de leur vie professionnelle.

Pourtant, il faut le dire cet éloignement est nécessaire pour se construire professionnellement, acquérir des réflexes et une solide culture judiciaire, confronter ses connaissances, ses expériences et sa vision du monde à d’autres lieux, d’autres gens et une autre réalité que la sienne.

La réalité des outremers est souvent surprenante et nécessite une adaptabilité au pays, aux gens, aux mœurs ou aux habitudes, notamment judiciaires. Les juges qui s’y rendent, métropolitains comme locaux, doivent être suffisamment construits professionnellement pour prendre du recul, séparer l’essentiel du superflu et avoir une vision assez claire de leur mission pour ne pas franchir les lignes rouges de l’éthique et de la déontologie professionnelles lorsque les pratiques diffèrent de celles précédemment rencontrées. Être à la fois souple et ouvert à d’autres modes de fonctionnement mais ne rien céder sur l’indépendance, la place du juge, l’impartialité et les obligations déontologiques.

La question de la proximité sociale

Et cela d’autant que la proximité sociale est grande dans les îles où tout le monde se connaît plus ou moins et sait qui est qui. L’insularité, c’est accepter d’être sous le regard de l’autre en permanence.

Il faut aussi permettre aux magistrats ultramarins de « respirer » professionnellement en leur offrant la possibilité d’occuper des postes à Paris, Brest, Lyon ou dans d’autres outremers, en juridiction, en centrale ou en détachement, avec la certitude de pouvoir revenir chez eux à moyen terme.

Sans cette certitude, le pari est aujourd’hui trop risqué pour nombre d’Ultramarins de devenir magistrats ou, une fois magistrat, de devoir repartir dans « l’hexagone métropolitain » après être rentrés au pays.

Pourtant on le sait bien depuis Charles Péguy « qu’un juge habitué est un juge mort pour la justice ». Le magistrat doit sans cesse se questionner, se remettre en question, sortir de sa zone de confort. Dans son intérêt et dans celui de nos concitoyens au nom desquels la justice est rendue.

La justice doit ressembler au pays dans lequel elle s’exerce.

La magistrature est un métier d’engagement, au service de la communauté, qui contribue à la construction harmonieuse et apaisée d’un pays, au niveau national comme ultramarin.

 



الجمعة 22 مارس 2024

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